2004:01

Des jardins de Felonde dans le Pharsamon de Marivaux a l'Elysee de Julie dans La Nouvelle Heloise, le roman du dix-huitieme siecle semble avoir accorde une place eminente a des lieux nouant des liens privilegies avec le feminin, au point que deux d'entre eux soient devenus de veritables emblemes du siecle: le serail et le boudoir. A partir d'un corpus de plus de soixante-dix romans, on cherche ici a comprendre cette insistance des espaces du feminin dans l'imaginaire des Lumieres en postulant qu'elle renvoie aux fantasmes d'une societe confrontee a la decouverte de l'espace familial.

On tente d'abord de dessiner les frontieres de cette geographie romanesque du feminin. L'examen des differents liens unissant corps et decors feminins conduit a une typologie des principaux sites de ce territoire, puis a une analyse des metaphores faisant du corps feminin le lieu fantasmatique d'une exploration. Suit une approche politique de ces espaces, lieux d'un rapport de force et d'une pulsion d'emprise qui prend essentiellement deux formes: le fantasme d'une effraction dans l'intimite feminine et celui d'une claustration du corps feminin. Cette pulsion ne se concoit guere sans une hantise secrete que les textes de Rousseau mettent en lumiere: la crainte d'un empire du feminin faisant peser sur les hommes une menace de feminisation. D'ou la necessite d'une reclusion domestique des femmes et d'une nouvelle economie des relations entre les sexes.

C'est sur cette perspective economique que s'acheve ce travail: l'economie domestique pronee par Rousseau s'oppose, en effet, aux economies erotiques de la pluralite (le 'monde' libertin, le serail despotique). Ces deux modeles antagonistes suscitent en leur marge des economies paralleles qui reactivent le fantasme d'une autosuffisance de la sphere feminine. Autour des espaces du feminin dans le roman des Lumieres, c'est donc le principe meme de la difference sexuelle qui se joue.